Anciennement connu sous l’alias Psmaker, le Bruxellois Isha a choisi de se présenter une seconde fois au public sous son vrai prénom, signe annonciateur de la proposition artistique qui allait suivre. Empli de sincérité et d’instants de vie couplés à une science de la rime toujours efficace, son rap obtient rapidement un grand succès d’estime dans le paysage francophone, matérialisé par la trilogie La vie augmente. Chaque volume asseoit un peu plus sa position singulière dans le rap, et prépare le public à accueillir un premier album, officiellement annoncé à l’été 2021 par l’EP Faites pas chier j’prépare un album. L’attente prend finalement fin au printemps 2022, et le tant attendu Labrador bleu sort le 15 avril. Le titre de l’album est déroutant au premier abord, mais Isha explique dans le documentaire que Streetpress lui a consacré qu’il s’agit de la variété de pierre tombale choisie pour l’enterrement de son grand frère, pour qui la vie a malheureusement arrêté d’augmenter. Ce titre évocateur laisse donc attendre un projet à l’ambiance sombre, auquel la plume d’Isha peut néanmoins apporter un peu de lumière.
Intro
Une courte introduction, d’à peine une trentaine de secondes, qui place la narration dans une chambre d’hôpital, comme pour symboliser le début du chemin de vie que représente cet album. Isha est absent de la piste, on n’entend que la sage-femme qui interroge les parents sur le choix du prénom de leur nouveau-né.
Tueur de dragon (Vent)
Tel Damso dans BruxellesVie ou Shay dans BXL, Isha rend ici un hommage à sa ville, en effeet, le blason de Bruxelles représente Saint-Michel pourfendant un dragon de sa lance. Ce couplet unique, rempli de punchlines enchaînées avec un flow énergique, qui laisse présager le meilleur pour la suite du projet. L’instrumentale assez aérienne fait le lien avec l’évocation du vent, premier des quatre éléments cités au long de la tracklist.
Étage (feat. OG Gold)
L’atmosphère est ici plus aérienne, Isha livre un refrain chantonné du plus bel effet, tandis que la présence d’OG Gold, membre du groupe Elengi Ya Trafic, apporte l’énergie brute du kickage. L’idée principale du morceau est de s’éloigner des individus qui pourraient être néfastes à un épanouissement total, et de prendre de la hauteur, ce qui est symbolisé par l’ascension des étages du building. En haut de l’immeuble, Isha se permet une référence à La Haine : « L’important c’est pas la chute, belek à l’atterrissage », qui rappelle que le succès et la réussite ne sont jamais des données acquises.
Modou (Feu) (feat. Limsa d’Aulnay)
Un album commun a d’ores et déjà été annoncé entre les deux rappeurs, ce qui a de quoi susciter un intérêt supplémentaire à l’écoute de cette deuxième collaboration à sortir officiellement, après Starting-block sur l’EP Logique Part. 2 du rappeur du 93. Le morceau s’articule autour de l’homophonie entre les « mots doux » et les « modous », les vendeurs de crack, les premiers étant associés à Bruxelles et les seconds à Paris. Bruxelles, ville natale d’Isha, est associée à l’amour, à la sécurité et au confort, tandis que Paris représente l’étranger, l’inconnu et le danger, incarnés par les modous. La présence du flegme caractéristique de Limsa d’Aulnay, qui a récemment quitté la ville d’où il tient son nom pour Bruxelles, renforce cette opposition de style. Le son se termine par un bruit de crépitement, rappelant la thématique du feu, à la fois assimilable au danger et au réconfort.
La familia
Isha se replonge ici dans son passé, entre histoires de rue, instabilité sentimentale et trafic de drogue, dans un environnement où la confiance est difficile mais la solidarité se crée d’elle-même. Le ton enjoué contraste avec la dureté du propos, et renforce une sensation, présente depuis le début de l’album, d’amour-haine entre Isha et son environnement, qu’il cherche parfois à quitter et pour lequel il n’hésite pas à chanter son amour.
On sourit pas sur les photos
Malgré l’utilisation de son sourire pour illustrer les trois volumes de La vie augmente, Isha avoue ne pas sourire sur les photos, parce que « c’est street, ça fait thug ». En se moquant avec ironie de l’attitude des personnes issues de milieux difficiles, Isha souligne par la même occasion ce qui peut pousser à ne pas sourire, on peut rapprocher ce morceau de La mélodie des quartiers pauvres de Jok’Air, avec qui il a déjà collaboré à deux reprises.
À plat ventre
Même s’il n’est pas crédité, Green Montana accompagne Isha sur ce titre en assurant les backs tout au long du titre, et l’ambiance globale du morceau se rapproche beaucoup de ce que peut proposer le rappeur de Verviers. Le propos montre une évolution de la situation d’Isha par rapport aux histoires racontées en début d’album, comme illustré par le début du refrain : « On fait l’oseille légalement, y’a pas à dire, ouais, c’est mieux qu’avant ». Après un début de projet très sombre, on aperçoit enfin les premières éclaircies.
FIFA
Ici, Isha nous plonge dans l’intimité de sa vie nocturne, la couleur est donnée dès le début, « Trois heures du mat, elle arrive chez moi et c’est pas pour jouer à FIFA », comme une continuité du morceau 3h37 issu de La vie augmente Vol. 1. Cependant, la majorité de ses nuits sont solitaires et donnent lieu à des méditations et remises en question, sur son statut dans la rue et son rôle d’artiste.
La réincarnation de Biggie
Appeler un morceau ainsi, qui plus est le single annonciateur de l’album, peut être très difficile à assumer si celui-ci n’est pas à la hauteur. Ici, même s’il n’est pas question de comparer Isha et The Notorious B.I.G., le belge lui fait honneur en débutant le morceau par un hommage à Sky’s the limit. Cependant, les questionnements d’Isha sur son entourage et l’impact que celui-ci peut avoir sur lui, qui font écho à d’autres titres de l’album comme La familia, créent un autre lien, plus sombre, avec Biggie. Celui-ci a tragiquement été assassiné en 1997, conséquence directe des liens avec la délinquance dont il n’a jamais su se défaire, et le meurtre, bien que jamais officiellement élucidé, est communément attribué à Suge Knight, qui fut son producteur et l’une des personnes les plus proches. On devine alors une certaine crainte d’Isha d’imiter jusqu’au bout celui dont il se revendique être la réincarnation, et un début de volonté de détachement de cet héritage pesant.
Royauté (Eau)
Le troisième élément cité dans cet album s’invite sur le morceau sous la forme d’un petit bruit de chute d’eau, comme pour séparer le texte en deux parties. Isha exprime ici plus clairement son envie de s’éloigner de cet environnement, de prendre le large. Presque nihiliste face aux problèmes qui se présentent à lui, « Qu’est-ce qu’on va faire ? Je m’en fous moi », comme si trop s’attacher à ces soucis l’avait jusqu’ici empêché d’accéder à la royauté.
Gros spectacle
Dans la continuité du morceau précédent, Isha avoue lui-même « J’ai mis mes sentiments de côté, je suis devenu froid comme un robot », et se place en spectateur des scènes dont il était auparavant acteur. Cette mise en retrait volontaire vise à s’alléger l’esprit, afin d’acquérir davantage de maîtrise dans d’autres domaines.
Meilleur karaté (feat. Caballero & JeanJass)
Nouvelle apparition du duo belge sur un projet d’Isha, qui fait notamment suite à l’excellent Tosma, présent sur La vie augmente Vol. 2. Ici, les trois rappeurs déroulent leurs flows respectifs sur une prod UK Drill, comme pour montrer au public le résultat de leurs nombreuses années d’entraînement. Comme dans les arts martiaux traditionnels, ce meilleur karaté est possible uniquement en ayant fait le vide dans son esprit, comme évoqué lors du morceau précédent.
Balle dans la tête (Terre)
Isha chante à nouveau les malheurs du ghetto, cette fois en ayant pris de la hauteur et en ayant réussi à s’en extirper, sans abandonner totalement l’endroit d’où il vient. Il répète d’ailleurs « Ils comptent sur moi, c’est ce qui fait que / Je vais venir chercher mon chèque » dans le refrain, considérant ainsi sa réussite personnelle comme un moyen d’en aider d’autres à s’en sortir. En prenant de la hauteur et quittant la terre ferme, il se protège également des dangers du ghetto, de prendre une « balle dans la tête ». Ce morceau comporte un featuring caché, celui de Stan, son manager, qui rappe le second couplet, ce partage inattendu confirme l’idée transmise par le morceau, de partager son succès avec son entourage. La terre semble donc être le seul des quatre éléments cités au long de l’album dont Isha cherche à s’éloigner.
Outro
Ce n’est pas réellement une outro mais une simple phrase, invitant Isha à choisir une variété de pierre tombale, qui donne son nom à l’ultime morceau et à l’album.
Labrador bleu
La perte de son grand frère a inspiré à Isha le nom de l’album, lui qui était déjà orphelin de son père et lui a dédié l’émouvant Mp2m (Mon papa me manque). Dans cette conclusion du projet, il retranscrit une conversation entre son père, dans l’autre monde, et lui, sur Terre. Le père semble apaisé, à travers la bouche d’Isha, il dit notamment : « Mon fils, ne t’inquiète pas, ton papa dort mieux », alors que son fils, pourtant dans la force de l’âge et alors que la vie n’a pas cessé d’augmenter pour lui depuis quelques années, est malgré tout en proie à d’innombrables doutes et contradictions, il rappe par exemple : « Mes funérailles j’en rêve étrangement », avant de prendre conscience de la violence de l’environnement dans lequel il évolue et de la nécessité de développer des sentiments positifs pour y faire face : « Poto, donne-moi de l’amour à chaque fois que tu croises ma gueule et me souhaite pas de malheur », pour échapper à un destin qui semble préécrit, comme l’illustre la toute fin du morceau : « Y’a un petit qui est mort, ils disent “Bah voilà“ / Comme ça pour les peaux noires et les basanés, comme ça pour les peaux noires et les basanés ». La perte de ses proches est évidemment extrêmement triste, mais à travers le parcours décrit tout au long de l’album, Isha semble avoir trouvé la force pour y faire face et en tirer le maximum d’enseignements positifs pour que sa vie continue d’augmenter à l’avenir.
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Chronique réalisée par Adrien